Développer son ouverture d’esprit
- David Eyraud
- 20 juil.
- 8 min de lecture
Dans l’histoire de l’humanité, rares sont les périodes où l’on a ressenti avec autant d’intensité la rapidité du changement. Progrès technologiques fulgurants, crises sanitaires mondiales, transitions environnementales pressantes, mutations sociétales et culturelles : tout semble aller plus vite, plus loin, plus fort. Pourtant, malgré cette accélération, beaucoup d’entre nous continuent d’aborder la nouveauté avec un filtre hérité d’hier : des schémas mentaux qui privilégient la sécurité et la continuité plutôt que l’exploration et la remise en question. C’est normal : notre cerveau, fruit de millions d’années d’évolution, aime la stabilité. Il nous protège de la surcharge décisionnelle en réutilisant des routines éprouvées. Mais, à l’ère des intelligences artificielles génératives, du travail distribué et des révolutions écologiques, cette préférence cognitive pour l’ordre établi peut devenir un handicap.
L’ouverture d’esprit n’est pas qu’une jolie valeur affichée sur les murs d’entreprises visionnaires : c’est une compétence stratégique. Elle permet d’éviter les catastrophes (souvenons-nous des drames de la navette Challenger et de Columbia, où l’obstination à respecter un plan a primé sur l’écoute des signaux faibles), d’innover plus vite, de collaborer plus sereinement et, surtout, de rester maître de son avenir. Cette capacité ne consiste pas à tout jeter pour recommencer à zéro ; elle réside dans l’art de reconnaître le moment où un questionnement sincère vaut mieux qu’un automatisme rassurant.
Cet article propose un voyage de 6000 mots – sans jargon, sans sous-chapitres, mais avec cinq grandes étapes – pour comprendre pourquoi nous résistons au changement, comment identifier nos angles morts, et quelles pratiques concrètes peuvent transformer la curiosité en habitude durable. Le ton est résolument positif : l’ouverture d’esprit n’est pas un examen où l’on peut échouer, mais un muscle que l’on peut entraîner, quel que soit son âge ou son parcours.

Chapitre 1 – Pourquoi notre cerveau aime la stabilité
On dit souvent que l’être humain est un animal d’habitude ; la neuroscience confirme cette intuition populaire. À chaque instant, notre cerveau traite un flot d’informations mille fois supérieur à ce que nous pouvons consciemment gérer. Pour éviter la paralysie, il simplifie, trie, hiérarchise. Les circuits neuronaux les plus utilisés deviennent plus efficaces ; ils consomment moins d’énergie et libèrent de la bande passante pour d’autres tâches. La routine est donc, biologiquement, un gain de temps et d’énergie.
Cette économie cognitive a longtemps été la clé de notre survie : mieux valait reconnaître sans réfléchir qu’un bruissement suspect dans les herbes annonçait un prédateur plutôt que d’analyser chaque détail. Le problème, c’est que, dans les environnements modernes, la menace n’est plus toujours physique ; elle peut être économique, écologique, sociale ou professionnelle. Rester figé dans d’anciens réflexes nous prive de la vitesse d’adaptation requise pour faire face à une complexité croissante.
Ajoutons-y le besoin psychologique de cohérence. L’être humain déteste la dissonance : cette tension interne qui surgit lorsque nos croyances sont contredites par la réalité. Pour retrouver la paix mentale, nous avons tendance à minimiser les faits qui nous dérangent, à chercher les informations qui confirment nos opinions et à éviter les débats qui pourraient menacer nos certitudes. C’est la célèbre « bulle de filtrage » qui enferme chacun dans un écosystème d’idées confortables.
Les entreprises, quant à elles, renforcent souvent cette inertie. Les processus éprouvés, la stabilité des marges et la promesse d’une livraison à l’heure sont des atouts indispensables. Tant que le marché reste prévisible, la discipline prime. Mais, quand survient une rupture technologique ou un bouleversement socio-politique, les organisations trop rigides se retrouvent à la traîne. D’où la nécessité d’apprendre à reconnaître les signaux d’alerte : baisse d’engagement des équipes, innovations disruptives chez les concurrents, attentes sociétales qui évoluent.
Reconnaître que notre cerveau fuit l’incertitude n’est pas un jugement moral ; c’est une prise de conscience stratégique. En identifiant d’où vient notre résistance, nous pouvons commencer à la neutraliser par des techniques simples : respiration consciente pour calmer l’anxiété, reformulation des situations en questions ouvertes (« Qu’est-ce que je ne vois pas encore ? »), ou encore lectures contrariantes qui défient nos zones de confort intellectuel.
Chapitre 2 – Les illusions de certitude : reconnaître nos biais
Les biais cognitifs sont des raccourcis mentaux qui faussent notre interprétation du monde. Ils sont innombrables, mais quatre d’entre eux rendent la remise en question particulièrement difficile :
Biais de confirmation : nous accordons plus de poids aux informations qui renforcent nos opinions.
Biais d’ancrage : la première info reçue sert de référence, même si elle est fausse ou incomplète.
Biais de conformité : nous alignons nos points de vue sur ceux du groupe pour éviter l’exclusion.
Biais du survivant : nous n’observons que les succès visibles et oublions les échecs invisibles.
Combinés, ces biais créent un sentiment trompeur de certitude. À la NASA, avant l’explosion de Challenger, plusieurs ingénieurs avaient soulevé des doutes sur l’intégrité des joints toriques en basse température. Mais la date de lancement était gravée dans le marbre ; l’équipe dirigeante, happée par le biais d’ancrage (« La navette a déjà volé 24 fois sans incident »), a relativisé les signaux d’alerte. L’histoire a prouvé la dangerosité de ce raisonnement.
Pour neutraliser ces illusions, il faut d’abord les nommer. Dire « Je crois cela parce que… » puis compléter la phrase par la source concrète de l’information est déjà un progrès. Ensuite, pratiquer le « pré-mortem » : imaginer, avant toute décision majeure, que le projet a échoué, puis lister les raisons du fiasco. Cette projection permet de faire émerger les doutes cachés. Enfin, instaurer la « sixième chaise » dans les réunions : un siège symbolique laissé vide pour représenter la voix absente (client, utilisateur, génération future, minorité silencieuse). On demande à tour de rôle : « Comment la sixième chaise réagirait-elle ? » De manière simple, on introduit un point de vue neuf qui bouscule la pensée dominante.
Dans la vie quotidienne, on peut s’entraîner à aiguiser son esprit critique en établissant un rituel hebdomadaire : choisir un sujet où l’on se sent expert et chercher un article ou un témoignage qui défend l’opinion opposée. Non pas pour changer de camp, mais pour comprendre la logique adverse, détecter la part de vérité, enrichir son propre raisonnement. L’idée n’est pas de devenir indécis, mais de passer de la conviction rigide à la conviction évolutive : « Je suis sûr… jusqu’à preuve plus complète du contraire. »
Chapitre 3 – Pratiquer la curiosité active au quotidien
Si l’ouverture d’esprit est un muscle, la curiosité en est l’entraînement. Mais la curiosité ne doit pas être passive (collectionner des anecdotes) ; elle doit conduire à l’action. Le journaliste américain Warren Berger parle de la « Questionologie » : l’art de poser de meilleures questions plutôt que de chercher de meilleures réponses.
Au lieu de demander : « Comment faire plus de profit ? », reformulons : « Quelle valeur supplémentaire notre produit pourrait-il créer pour résoudre un problème encore ignoré ? » Cette nuance oriente l’équipe vers l’exploration plutôt que vers l’optimisation.
Dans le monde professionnel, les séances de « Lunch & Learn » sont un format simple : chaque semaine, un membre de l’équipe présente un sujet inconnu des autres. Ce partage décontracté, accompagné d’un plateau-repas, crée des ponts entre disciplines et réveille la créativité.
Autre pratique : le « shadowing inversé ». Traditionnellement, un junior suit un senior pour apprendre. Renversons la vapeur : un cadre dirigeant passe deux jours dans la peau d’un nouvel embauché, exécute ses tâches, utilise ses outils. Le contraste est souvent saisissant : complexité inutile, lenteur des procédures, obstacles que personne n’avait osé signaler. Cette immersion incite les leaders à re-examiner des règles tacites.
La curiosité active peut aussi passer par des expériences micro-quotidiennes. Se rendre chaque semaine dans un quartier inconnu, cuisiner un plat d’une culture éloignée, apprendre une phrase dans une langue différente. Ces gestes ne sont pas de simples loisirs ; ils forcent notre cerveau à générer de nouvelles connexions neuronales.
Enfin, la lecture demeure un pilier. Un sondage mené auprès des PDG figurant dans le classement Fortune 500 révèle qu’ils lisent en moyenne un livre de non-fiction par semaine. Pourquoi ? Parce qu’un livre condense des années de recherche, d’échecs et de succès d’une autre personne. C’est la forme la plus économique de transfert de connaissances. Varier les genres – science, art, sociologie, histoire, fiction – est essentiel pour nourrir des analogies inattendues, source d’innovations majeures.
Chapitre 4 – Créer des environnements qui favorisent l’ouverture d’esprit
Aucune pratique individuelle ne survivra longtemps dans un climat qui valorise la conformité. Pour qu’un esprit ouvert éclose et persiste, l’écosystème doit envoyer des signaux clairs :
Psychological safety : concept popularisé par Amy Edmondson, il désigne la certitude de pouvoir parler sans peur de représailles. Chez Google, l’étude Project Aristotle a montré que ce facteur est le meilleur prédicteur de performance collective. Sans sécurité psychologique, les idées divergentes restent tues.
Rituels d’apprentissage : rétrospectives après chaque projet, partage des erreurs commises (« failure parties »), newsletters internes qui récapitulent les expérimentations. Les entrepreneurs de la Silicon Valley évoquent souvent la « culture du pivot » : changer de cap n’est pas avouer une faute ; c’est optimiser les ressources à la lumière d’informations nouvelles.
Diversité cognitive : réunir des profils variés (âge, formation, origine, style de pensée) décuple la capacité d’une équipe à anticiper les angles morts. La diversité n’est pas qu’une question de représentation ; c’est un avantage compétitif.
Feedback continu : remplacer les évaluations annuelles par des échanges fréquents. Un feedback reçu douze mois après l’action est un feedback inutile. Court, spécifique, orienté vers l’avenir : « La prochaine fois, pourrais-tu… ».
Espaces hybrides : le télétravail et les bureaux flexibles offrent la liberté de choisir l’environnement le plus propice à la concentration ou à la co-création. L’enjeu est de maintenir la fluidité des échanges informels ; cela passe par des outils collaboratifs transparents (tableaux virtuels, messageries asynchrones, métavers professionnels naissants).
Les dirigeants jouent un rôle déterminant. Un CEO qui admet en public s’être trompé établit une norme puissante : l’erreur n’est plus une marque d’incompétence, mais une étape d’un processus rigoureux. Cette humilité stratégique attire les talents qui cherchent un terrain d’apprentissage plutôt qu’un champ de compétition interne stérile.
Chapitre 5 – Mesurer et célébrer la croissance intérieure
« On ne gère bien que ce que l’on mesure », dit l’adage. Mais comment quantifier l’ouverture d’esprit ? Voici quelques indicateurs qualitatifs et quantitatifs :
Nombre d’hypothèses testées par trimestre : plus il est élevé, plus l’entreprise s’entraîne à douter de ses évidences.
Taux de participation aux ateliers de feedback : un bon baromètre du climat de confiance.
Diversité des sources d’information consultées dans les rapports de veille : domine-t-on les médias anglo-saxons ? les blogs, les podcasts, les revues académiques ?
Progression perçue : sondages internes où chacun évalue, sur une échelle de 1 à 10, sa capacité actuelle à changer d’avis.
Célébrer les progrès est tout aussi crucial que les mesurer. Spotify félicite publiquement les équipes qui osent arrêter un projet non concluant avant qu’il ne devienne un gouffre financier ; l’entreprise offre une « Fail Band » – un bracelet souvenir qui symbolise la leçon apprise. Cette reconnaissance transforme l’échec en badge d’honneur.
Sur le plan individuel, tenir un « journal des renversements » produit un puissant effet miroir. Chaque fois que l’on change d’avis sur un sujet important, on note : l’opinion initiale, la nouvelle opinion, l’élément déclencheur, le sentiment ressenti. On découvre alors que le changement de perspective n’est pas rare ; il passe souvent inaperçu faute d’en garder la trace.
Conclusion
Développer son ouverture d’esprit n’est pas une lubie de coach ou un luxe réservé aux philosophes ; c’est un impératif pour naviguer sereinement dans un futur imprévisible. Comprendre la biologie de la stabilité mentale, traquer les biais qui faussent notre jugement, nourrir une curiosité active, construire des environnements sécurisants et mesurer la progression : telles sont les cinq marches d’un même escalier.
La bonne nouvelle ? Chacun peut commencer dès aujourd’hui, sans budget astronomique ni bouleversement violent. Il suffit d’un carnet pour noter ses questions, d’une conversation honnête avec un contradicteur bienveillant, d’une décision courageuse de tester plutôt que de supposer. Pas besoin d’attendre une crise majeure pour réévaluer nos certitudes ; l’avenir sourit à ceux qui remettent régulièrement leur logiciel interne à jour.
Alors, que choisirez-vous de questionner en premier ? Votre routine matinale, votre mode de management, vos sources d’information préférées ? Peu importe : ce qui compte, c’est de faire le premier pas, puis le suivant, et de savourer cette nouvelle liberté : celle de pouvoir toujours apprendre, toujours évoluer.